Place
N°1 - Janvier/January 2019

Pascal Leclercq

 

J’ai longtemps écrit partout 

 

 

 1

 

J’ai longtemps écrit partout : dans les bars, le plus souvent, dans les bus – ça bouge trop, dans les trains – c’est mieux, dans ma chambre, chez des amis, dans toutes sortes de logis qui m’étaient prêtés. Dans des classes où je prenais des cours, dans d’autres, plus tard, où je donnais mes cours, dans ma tente ou sur un matelas, dehors, quand je partais camper, sur la plage. Je n’ai jamais écrit aux toilettes, ni dans un grenier, moins encore dans une cave. J’ai toujours écrit énormément hors de chez moi – ce n’est à présent plus tout à fait le cas.

 

 

  2

 

Peut-on vraiment séparer la question « où écrivez-vous » de la question « quand écrivez-vous ? » - l’espace et le temps sont en effet intimement liés, aussi convient-il d’examiner plutôt les conditions spatio-temporelles de l’écriture. Depuis quelques années, mon travail d’enseignant me prend une grande partie de mon temps, et j’écris le plus souvent dans les marges. Le soir, très tard, il m’arrive de jeter sur le papier quelques paragraphes ; où suis-je alors ? le plus souvent chez moi, dans la cuisine, sur la terrasse, et quelquefois, mais c’est plus rare, dans l’atelier de nuit qui jouxte la terrasse, où se trouvent une machine à écrire, un ordinateur, quelques volumes de référence.  Il m’arrive parfois de déterrer dix minutes de cours pour écrire un poème expérimental, dont la fonction peut être aussi d’ouvrir une voie expérimentale à l’écriture pour mes élèves – mais ça n’en reste pas moins un poème.

 

 

    3

 

Mes textes passent le plus souvent par trois ou quatre états différents, et il est fort rare que ces trois ou quatre états soient atteints dans le même endroit. J’amasse longtemps les matériaux, il convient ensuite de les mettre en forme pour arriver, lentement, à l’état final du poème – à tout instant du processus, l’endroit étranger est le bienvenu, l’endroit délié de toute habitude, où se crée une toute nouvelle pratique, qui, je l’espère, va donner un élan neuf à l’écriture.  J’ai trouvé la forme finale de certains de mes recueils dans des lieux qui m’étaient jusqu’alors totalement inconnus – une cabane à Sorines a été le berceau de la version définitive d’Animaux noirs, composée pour moitié de textes anciens et pour autre moitié de pièces écrites sur place ; j’ai rédigé l’entièreté d’un catalogue poétique de lingerie de la styliste Céline Pinckers dans un appartement de la Côte flamande. J’avais dégagé un coin de la grande table carrée pour installer mes notes et mon ordi.

 

 

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En ce moment précis, j’écris sur la terrasse de ma maison, rue Pierreuse. Mais à cet instant précis, je n’écris plus sur la terrasse de ma maison, rue Pierreuse. Et pourtant, même en n’écrivant plus sur la terrasse de ma maison, rue Pierreuse, j’écris toujours sur la terrasse de ma maison, rue Pierreuse. J’entends toutes sortes de bruits – des chats en rut ? d’autres bêtes que je ne vois pas ? une voiture dont les roues écrasent le pavé de la chaussée, le bruit lointain d’une autoroute – vent d’est – le grattement de mon feutre sur le papier, des bruits de klaxons issus du centre ville proche. À première vue, l’endroit est calme, mais le calme n’est qu’un cadre général où fourmille l’intrusion. La lumière est légèrement orangée, qui modifie le blanc de mon carnet. Ouverture à distance d’une porte de voiture, son de l’avachissement d’un être qui s’installe au volant, freins qui se relâchent, moteur qui gronde un peu plus qu’il ne le faut pour effectuer une marche arrière en côte, pas d’un piéton qui remonte la rue, pas, très différent, d’un autre qui la descend – toutes ces interventions extérieures, qui donnent une tonalité à mon texte, dépendent de l’heure, tardive, à laquelle je prends ces notes. Traversée de l’espace aérien par un avion, déglutition d’une gorgée de bière, ma propre respiration alors que s’alignent les pattes de mouches sur la feuille, frottement d’un ongle sur la barbe, à hauteur de l’oreille. Je pense à cet endroit, quelques semaines plus tôt, envahi par le bruit tonitruant de la pluie – martellement des eaux sur les parties métalliques de la maison, un ruisseau dévale l’escalier en acier.

 

La terrasse est l’endroit rêvé pour prendre ces quelques notes au plus fort de la nuit, lorsque les autres habitants de la maison sont allés se coucher. Assis dans un grand fauteuil en osier, je profite de la douceur ambiante, et à la simple évocation de la question (« Où écrivez-vous ? ») des images se bousculent : je m’installe à la table de cuisine de la Via Pinelli, à Turin, de nombreux postes de télévisions hurlent dans le soir, la cour intérieure du pâté d’immeuble est un immense gueuloir. Je revois aussi l’alcôve formée par un lit en hauteur, sous lequel j’avais placé mon bureau, dans mon premier appartement liégeois, rue Hullos.

 

 

  5

 

Je n’ai pas souvenir d’un lieu extérieur, étranger, dans lequel je n’ai pas eu l’envie de sortir un stylo. Lors d’une résidence d’écriture à Rome, j’avais entrepris l’écriture d’un texte de fiction, dans lequel je relatais l’expérience fictive de l’écriture fictive d’un texte de fiction, lui-même fictif. Je menais ce travail simultanément sur deux fronts – l’un, dans la bibliothèque de l’Academia Belgica, l’autre, dans un carnet, à la terrasse d’un café situé à deux pas de l’arrêt de tram du supermarché où j’opérais mes ravitaillements, sirotant un verre de vermentino. Lorsque l’heure du retour en Belgique sonna, ce carnet m’a été subtilisé par un pickpocket à l’aéroport de Rome, et il ne reste plus de ce texte que sa partie informatique, la manuscrite ayant selon toute probabilité terminé sa vie dans une poubelle de la ville éternelle – ce qui reste est-il pour autant un texte amputé ?

 

 

     6

 

Où écrit-on ? Où écris-je ? Si je me trouve physiquement dans le lieu où je suis, le corps n’est-il pas transporté, écrivant, dans un espace perdu, mais renouvelé, reconquis sur le monde par l’acte en train de s’accomplir ? Que se passe-t-il lorsqu’on ne parvient pas à transformer ce lieu en un lieu d’écriture ? Lorsque le passage du lieu où j’écris, géographiquement déterminé, au lieu étendu, que l’acte d’écrire est sensé recréer, ne s’opère pas ? Lorsque ne s’ouvre pas cette fenêtre qui permet à une partie du corps de s’évader de lui-même et de reparcourir les espaces avalés durant les jours, les heures, les semaines, les années qui précèdent ?

 

 

     7

 

J’écris dans la maison en ruine, alors que tout s’effondre autour de moi, que les murs poursuivent leur marche intraitable vers la décrépitude, que les tuiles, une après l’autre, se déchaussent, que l’acier rouille et que la mousse envahit, lentement mais très certainement, les pierres de la cour et le bois de la terrasse. Demain, je poserai sur un trou un improbable cataplasme de chaux et de sable, mais combien de temps cela arrêtera-t-il le déclin ? J’écris avec l’espoir, vain, que les mots suffiront à l’endiguer, mais le vent continue de souffler, la pluie de tomber, le soleil d’assécher les bacs où sont plantées les grimpantes, j’écris comme on écope, mais le trou dans le plancher s’agrandit et l’eau n’en finit pas de monter.

J’écris dans la maison qui a perdu son âme le jour où tu t’en es allée, nous laissant seuls et désemparés devant l’inconsistance des pièces, et chaque chambre où j’ai dormi avec toi me remballe, doucement, chaque oreiller me rappelle combien la forme imprimée d’un visage ne s’estompe que trop lentement.

 

 

8

 

Je me souviens d’un bar où je me sentais si peu à mon aise, qu’à peine entré, je noircissais des pages pour oublier que j’y étais, et d’un autre aussi, où j’étais comme chez moi, si bien qu’à peine entré, je noircissais des pages pour profiter du bonheur d’être là. Lors d’une retraite française, du côté de Sancerres, j’ai longuement contemplé une ligne d’horizon chatouillée par les cimes de peupliers en rang. Étais-je en train d’écrire ? À Lunéville, une table en pin massif  de grande dimension (au moins quatre mètres de long) m’avait permis d’étaler mes feuilles, ma machine à écrire, mes vêtements, quelques bouquins que je lisais paresseusement. Dans la yourte où Jac Vitali peignait de grands squelette de cerfs, j’enregistrais les voix des enfants venus le rencontrer – j’avais également recueilli le témoignage du conservateur du musée de taxidermie du Château des Lumières – étais-je en train d’écrire ?

Sur une place à Léon, au Nicaragua, j’ai sorti mon carnet mais j’ai préféré dessiner, un homme est venu me trouver en me montrant un produit qu’il avait acheté – un genre de résine – pour réparer une fente dans son réfrigérateur ; mon dessin était raté, et je n’ai pu répondre, dans un espagnol approximatif, à sa question – mais puisque j’en parle aujourd’hui, étais-je en train d’écrire ?

 

 

 

9

 

J’écris à Montreuil, sur une table de bistrot carrée aux coins arrondis, dans une merveilleuse courette elle aussi carrée, légèrement pentue, couverte de pavés irréguliers entre lesquels des végétaux ont élu domicile, majorité de chicorées et de plantain, aux extrémités, à ras des murs, quelques pensées sauvages. La maison dans laquelle je loge est composée de deux corps, reliés par un appentis dans lequel Sixtine, durant une année presque complète, a installé son atelier de céramiste. Contre le mur du fond de la cour, une vigne vierge, qui atteindra  bientôt – l’année prochaine ? – le toit, il y a aussi un noisetier, des physalis, un rosier, un rhododendron. Dans un pot, un caoutchouc de petite taille, et partout cette sensation paisible que chaque plante est la bienvenue, qu’elle soit considérée comme bonne ou mauvaise par la société des vivants.

La journée a été très chaude, à présent, le ciel a changé, la baisse de température est arrivée, la vapeur d’eau s’est transformée en pluie – protégé par la frondaison de l’arbre central de la cour, bouffé par une sorte de parasite qui en rabougrit les feuilles, je continue de noircir mon carnet – à l’encre bleue ! J’écris, répondant à la question « où écris-je ? », depuis un endroit où je n’ai jamais écrit, et j’écris comme si j’avais toujours écrit ici, le chèvrefeuille me tenant lieu de plateforme amie. La pluie a cessé, il n’y a eu finalement que quelques gouttes, j’ai volontairement oublié mon ordinateur portable à Liège pour mieux m’enchaîner à mon carnet,  lieu de tous les possibles, et à ces pages crèmes et lisses sur lesquelles le stylo à bille s’adonne à une glissade continue, une écriture pourtant accidentée.

Peu de bruit, sinon celui du vent, et quelques chants d’oiseaux, le concert universel – ou presque – des couverts en acier inoxydable sur la faïence des assiettes, les feuillages qui pestent contre les murs qui retiennent leurs corps et limitent leur extension. Ma voix, qui s’élève au fur et à mesure des lignes qui s’ajoutent aux lignes – car j’aime  plus que tout parler en écrivant – et un autre poème, tout intérieur, celui de la tristesse en moi de ne pouvoir arrêter ce moment.

 

 

 

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